Ce roman, qui me trotte dans la tête depuis très longtemps, est né d’un désir de mettre en scène un état de tension entre deux personnages. Gaspard a prévu de rester cloîtré pendant un mois pour écrire sa pièce de théâtre. Madeline veut se reposer avant d’affronter l’une des épreuves les plus importantes de sa vie. Au moment où l’histoire commence, cet homme et cette femme sont en quête éperdue de solitude, et le bug informatique qui les contraint à cohabiter représente pour eux un véritable cauchemar.
Mon but était aussi de détourner les codes et de déjouer les attentes des lecteurs en partant d’une situation qui peut rappeler celle d’une comédie romantique, mais qui bascule très vite dans une enquête assez sombre et dans une tragédie intime.
Le personnage le plus fascinant de votre histoire n’est plus de ce monde. Le roman est en effet habité par la figure de Sean Lorenz, un peintre extraordinaire qui a commencé par taguer des métros à New York dans les années 1990. D’où vous est venue l’envie de situer la première partie de votre livre dans le milieu de la peinture et de l’art moderne ?
Comme je vous l’ai dit, je travaille sur cette histoire par intermittence depuis des années. Elle est étroitement liée au premier appartement que j’ai occupé lorsque je suis venu m’installer à Paris. Il était situé en face d’une galerie d’art moderne et, chaque matin, en passant devant la vitrine, j’étais fasciné par une toile aux couleurs ensorcelantes qui donnait l’impression de vous aspirer à la manière d’un vortex.
C’est donc ce tableau qui a été l’étincelle de ce roman. Quant au personnage de Sean Lorenz, il est la cristallisation de plusieurs artistes et peintres dont j’apprécie le travail, et qui n’ont heureusement pas connu un destin aussi tragique : Jonone, Invader, Gerhard Richter, Pierre Soulages, Nicolas de Staël…
Il est vrai que, même absent, Sean Lorenz devient très vite la clef de voûte de l’intrigue. Sa peinture – qui provoque à la fois un éblouissement et un malaise – est un piège qui va se refermer sur mes héros.
Madeline et Gaspard vont être emportés malgré eux par la nécessité de retrouver les dernières toiles du peintre pour savoir ce qu’elles cachent. Démarrant comme un jeu de piste, cette enquête va se révéler beaucoup plus sombre et tragique qu’ils ne l’avaient imaginé.
Madeline et Gaspard sont deux personnages passablement cabossés par la vie, qui pour des raisons différentes sont dans une position de renoncement et de solitude choisie. Pour aller au bout de leur enquête, ils vont devoir affronter leurs démons et faire des choix drastiques. Un appartement à Paris est-il le roman où la quête intérieure de vos personnages est la plus forte ?
Ce qui m’intéresse dans un polar ou un thriller, c’est justement lorsque cette lutte contre soi-même devient plus difficile que la lutte contre un « mal » qui viendrait d’ailleurs. Lorsque l’enquête se double d’une quête intérieure, lorsque le véritable suspense se niche au moins autant dans le cerveau et la psyché des personnages que dans des rebondissements « policiers ». Les enjeux deviennent alors beaucoup plus riches et plus complexes.
Depuis Central Park, le thème de l’identité est au cœur de mes romans. Comment savoir qui on est réellement ? Ce qu’on a dans le ventre ? Que désire-t-on vraiment de la vie et qu’est-on prêt à sacrifier pour l’obtenir ? Comme le dit avec justesse Jean-Christophe Grangé, « La vie n’est qu’un thriller, une enquête qu’on mène chaque jour sur soi-même pour tenter d’élucider ses propres zones d’ombre. » Le thriller est en effet un excellent véhicule pour aborder ces thèmes, car le danger de l’enquête met les personnages sous pression et les pousse dans leurs retranchements, révélant leur personnalité et réinterprétant leur passé à la lumière de ce qu’ils vivent. Ils ne peuvent plus se dissimuler derrière leurs habitudes ou le jeu social. C’est comme une radiographie de l’âme.
À travers les yeux de Madeline et Gaspard, on découvre tout un pan de la création artistique, y compris un pan assez noir. Vous citez Godard qui dit que « l’art naît de ce qu’il brûle ». L’art est-il donc une malédiction ?
La question du « carburant » de la création m’a toujours fasciné. Quel est le prix à payer pour créer une œuvre d’art ? Par passion et par curiosité, j’aime bien me renseigner sur la vie des artistes que j’admire. Et l’histoire nous apprend que les créations géniales s’effectuent rarement dans la sérénité. L’histoire de l’art est d’ailleurs remplie d’anecdotes concernant les douleurs et les tourments inhérents au processus de création. C’est particulièrement vrai en peinture, lorsqu’on songe au destin brisé de Nicolas de Staël, de Modigliani, de Jean-Michel Basquiat. Les tournages épiques et apocalyptiques de certains films sont aussi restés dans la légende : Hitchcock et Clouzot terrorisaient leurs acteurs, Friedkin et Herzog ont failli laisser leur peau dans la jungle.
Dans mon roman, Sean Lorenz trouve son énergie créatrice en puisant, voire en pillant, l’énergie et les forces de ses proches, quitte à les détruire. Ce n’est qu’avec la naissance de son fils qu’il mettra fin à cette « destruction créatrice », mais il arrêtera aussi de peindre…
Madeline s’efforce d’avoir un enfant « toute seule », le peintre Sean Lorenz a perdu un petit garçon qui a été assassiné, le laissant sans force vitale, Gaspard, lui, refuse de mettre au monde un enfant dans ce monde terrifiant. Le sujet de la paternité est très présent dans ce roman. Écrire dessus vous permet-il d’exorciser vos propres peurs ?
La question de la paternité se trouve au centre des interrogations autour des origines, de la transmission, de la construction de la personnalité et de notre vision de l’avenir. Les deux personnages principaux s’affrontent autour de leur rapport compliqué à la paternité ou la maternité : Madeline déclare vouloir un enfant, mais au fond d’elle-même, elle sait que ce n’est peut-être pas pour de bonnes raisons. Gaspard au contraire y est fermement opposé, mais au bout du compte, c’est lui qui prendra les rênes de l’enquête autour de la disparition du jeune Julian Lorenz. Quant à savoir si écrire sur un sujet alimente nos peurs ou les exorcise, c’est un vaste débat…
Un aspect très intéressant du roman réside dans les changements de focalisation qui donnent des éclairages différents d’un même événement. Est-ce une façon de montrer que la vérité sur les gens n’existe pas ?
Ce kaléidoscope de points de vue et de souvenirs parfois contradictoires reflète la subjectivité et le caractère insaisissable de certaines « vérités ». Dans un cold case, il permet de revisiter le passé de façon stimulante et ludique, et de dessiner des portraits de personnages très riches car tout en nuance, à l’image des gens que l’on rencontre dans la vie. De Rashomon de Kurosawa au Cercle de la croix de Ian Pears en passant par Laura de Preminger, certaines de mes histoires favorites utilisent d’ailleurs ce procédé.
Et du point de vue de l’écriture, ce procédé est une manière d’entretenir le suspense d’une façon plus inattendue que les cliffhangers auxquels, à mon avis, les lecteurs commencent à être habitués. Ils éventent bien souvent les surprises, maintenant ! Aujourd’hui, en tant qu’auteur, je ne cherche plus seulement à raconter une histoire originale, mais je cherche aussi à trouver des moyens narratifs pour la mettre en scène de façon excitante.
Le roman est bâti sur la dualité : dualité des époques, dualité des personnages, dualité géographique même avec une deuxième partie « américaine » après un long épisode parisien…
C’est vrai, le roman est construit en deux temps, et chaque géographie possède un rythme particulier. La partie « parisienne » du roman est celle tout entière tournée vers l’art et la peinture. Le rythme y est posé, le portrait des personnages se dessine et on baigne surtout dans l’univers fascinant de Sean Lorenz et de son formidable atelier. Paris y apparaît comme une ville contrastée, tantôt bruyante et maussade, tantôt ménageant des enclaves hors du temps, propices à la création. La partie new-yorkaise est quant à elle celle du thriller, de l’enquête et de l’action avec un nord-est des États-Unis lumineux, mais plongé dans le froid.
Cette dualité se retrouve au niveau des personnages. Contrairement à ce qu’on peut croire au premier abord, Madeline est l’élément sombre, froid et urbain de l’histoire alors que Gaspard, qui se déclare misanthrope, est pourtant la partie « yang » du duo : plus affectueux, plus solaire et peut-être davantage tourné vers l’avenir. Je l’ai souvent dit : ce que j’apprécie dans les thrillers, ce n’est pas tant l’action que la psychologie des personnages. De ce point de vue, l’attelage que forment Madeline et Gaspard permet de livrer son lot de bouleversements intimes, de lignes de failles, d’ambiguïtés et de désirs contradictoires.
Le succès de votre dernier ouvrage, La Fille de Brooklyn, est impressionnant, suscitant chez vos lecteurs une attente toujours plus forte. Comment abordez-vous la sortie de ce quatorzième roman ?
Avec Central Park et La Fille de Brooklyn, j’ai entrepris un tournant vers des histoires un peu plus sombres et un côté polar plus assumé. Je suis ravi de voir que les lecteurs français et étrangers m’ont suivi dans cette inflexion. Un appartement à Paris approfondit ce sillon, mais au-delà des genres, mon « contrat » avec les lecteurs reste le même : je veux les surprendre, leur offrir une expérience originale de lecture, un véritable moment d’évasion et de dépaysement. In fine, pour moi, un bon roman reste un roman qui nous transporte dans son ailleurs, et que l’on a hâte de retrouver en rentrant chez soi le soir.